La peur ou l’ « empowerment » : quelle stratégie adopter pour sensibiliser les ados à l’arrêt du tabac ?
05 Janvier 2017
|Par Elodie Gentina Professeur de Marketing, SKEMA Business School Spécialiste de la génération Z
Le tabac est la première drogue consommée par les adolescents français, avec un âge de la première cigarette situé en moyenne entre 11 et 12 ans, lors de l’entrée au collège. D’après l’étude ESCAPAD publié en 2014[1], près de 70% des adolescents déclarent avoir essayé de fumer au moins une fois, et plus de 30% des lycéens de 15 ans, en classe de seconde, sont des fumeurs réguliers, consommant plus de 10 cigarettes par jour. D’après l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies publié en 2013[2], ce chiffre est d’autant plus dramatique puisque 50% d’entre eux ne parviendront pas à arrêter de fumer à l’âge adulte et qu’un quart d’entre eux mourra du tabagisme.2 L’argent de poche favorise le tabagisme des adolescents puisque le tabac représente 50% de leur budget.3
En France, il existe une loi visant à limiter la consommation de tabac des adolescents : depuis 2004, il est interdit de vendre des produits du tabac aux mineurs de moins de 16 ans. Pourtant, je reste très sceptique sur l’application de cette loi : selon le Comité National Contre le Tabagisme (CNCT), près de 90% des adolescents de 15 ans se sont vus accepter la vente de tabac. De plus, les buralistes ne jouent pas réellement le jeu lorsqu’on sait que seulement un quart d’entre eux applique la loi[3]. A mon sens, la loi ne peut pas, en l’état, avoir un impact significatif sur la consommation de tabac des adolescents. Pour être effective, la loi doit être impérativement associée à d’autres mesures efficaces de prévention du tabagisme.
En vue de proposer des stratégies de communication anti-tabac efficaces auprès des adolescents, il importe d’abord de comprendre comment et pourquoi les adolescents entrent et s’installent dans le tabagisme. Le tabac répond à une question identitaire à l’adolescence : il s’agit d’un moyen pour les adolescents d’affirmer leur autonomie en transgressant les règles et en repoussant les limites, et de s’intégrer à un groupe en se testant par rapport aux autres. Le tabagisme est devenu une sorte de voie d’initiation pour devenir adulte.
A ce titre, j’ai mené une recherche avec le Docteur Pierre-François Dancoine, tabacologue à l’hôpital de Wattrelos, qui sera prochainement publié dans American Journal of Public Health et qui a fait l’objet d’une conférence au Congrès de la Société Française de Tabacologie le 4 novembre dernier. L’objectif de notre étude est de comprendre les motivations des adolescents à entrer dans le tabagisme. A partir d’un échantillon de plus de 600 adolescents âgés de 13 à 18 ans, nous avons montré que ce n’est pas tant une question d’influence et de pression au groupe qui est en jeu pour comprendre l’entrée dans le tabagisme, mais plutôt le désir d’acquérir et de défendre une position stratégique au sein du groupe. Ce sont les adolescents les plus populaires, ayant un degré de leadership d’opinion élevé au sein de leur classe, qui s’initient à la cigarette.
Une question essentielle est de savoir quelles stratégies de communication adopter pour lutter contre le tabagisme des adolescents. Faut-il imposer des limites et encourager la prohibition ? Faut-il adopter des stratégies de peur, voire de terreur pour attirer leur attention ? Faut-il protéger les adolescents ou bien faut-il plutôt leur offrir des opportunités de se prendre en main («empowerment») et devenir des partenaires, ouverts à la discussion, dans la mise en œuvre de campagne de prévention du tabagisme ?
Parmi l’ensemble des programmes traditionnels de prévention anti-tabac mis en œuvre en milieu scolaire, certains annonceurs estiment que la peur utilisée est la seule manière d’interpeler les jeunes. Je ne partage pas ce point de vue. Des études scientifiques ont montré que la peur utilisée à des fins préventives n’est pas une stratégie efficace pour cibler les adolescents. Selon la théorie du management de la terreur, recourir aux effets de la peur dans une campagne de communication destinée à montrer les dangers du tabac crée l’effet «boomerang» en associant la prise de risque à un outil de meilleure intégration sociale. En d’autres termes, je dirai que l’adolescent cherche à prendre des risques pour gagner en popularité et défendre sa position sociale au sein du groupe de pairs. Cela se traduit souvent par l’échec du message.
Je tiens également à souligner le danger de certaines idées reçues comme «les ados ne sont que des grands enfants» ou encore «ce sont aux parents et non aux entreprises de protéger les adolescents du marché». Le statut de l’adolescent a changé : cherchant à prendre des distances par rapport à ses parents, l’adolescent doit être reconnu aujourd’hui comme une personne et un consommateur à part entière au même titre que l’adulte. Ceci explique pourquoi les adolescents rejettent les campagnes de prévention du tabagisme qui les infantilisent, et qui parlent à leurs parents plutôt que de s’adresser directement à eux. Puisque les adolescents cherchent à montrer qu’ils sont définitivement sortis de l’univers enfantin, j’ai la conviction qu’il faut davantage reconnaître les connaissances et les compétences des adolescents en les intégrant directement comme partenaires à part entière, voire même comme co-producteurs, des campagnes de prévention. Comment ? En les faisant participer activement via des plateformes internet, aux campagnes de prévention, en sollicitant leurs avis et leurs opinions, en les faisant voter pour les meilleures idées…
Mon approche de la prévention n’est donc ni dans la peur, ni dans l’injonction. La démarche à adopter est plutôt de dénormaliser le tabac chez les adolescents. Différentes tactiques contribuent à dénormaliser l’usage de la cigarette chez les jeunes : comme par exemple, valoriser un style de vie sans fumée comme étant celui préconisé par la majorité des adultes (écoles et terrains d’écoles sans fumée), dépeindre la consommation de tabac comme indésirable pour tous, ou encore offrir aux adolescents des opportunités de se prendre en main («empowerment»). L’efficacité d’une campagne préventive repose sur la capacité à développer le sens critique des adolescents en montrant, notamment, que ces derniers sont sources de manipulations par l’industrie du tabac et que fumer va à l’encontre de leur soif d’autonomie et de maturité pour les lier à une dépendance mortelle. Dans cette perspective, je dirai que l’approche de dénormalisation doit permettre aux adolescents de prendre conscience que l’usage de la cigarette n’est pas une forme de rébellion mais plutôt une forme d’abdication face au marketing d’une industrie du tabac manipulatrice.
Enfin, j’invite les organismes gouvernementaux ainsi que les établissements publics à différencier leurs stratégies de communication, selon le genre. Les résultats de notre étude ont montré que l’usage de la cigarette répond à un besoin d’autorité et d’influence chez les garçons, en vue d’exercer leur leadership sur les autres. Chez les filles, l’usage de la cigarette répond plutôt à un besoin d’approbation de leur groupe de pairs. En d’autres termes, les adolescentes adhèreront aux valeurs et comportements du groupe présenté dans une campagne de prévention anti-tabac que si et seulement si son groupe adhère. Ce qui, à mon sens, est important est de savoir que l’accord du groupe est une condition déterminante dans l’adoption d’un comportement de lutte contre le tabagisme par les filles, à l’âge de l’adolescence.
A propos d’Elodie Gentina
Elodie Gentina est professeur de marketing à SKEMA Business School. Elle a obtenu sa thèse de doctorat et son Habilitation à Diriger des Recherches en Marketing sur la thématique des spécificités de comportements de consommation du sujet Z (l’adolescent). Elle a développé une expertise pointue sur la génération Z en l’analysant sous ses multiples facettes de la consommation via des approches variées (plus de 50 entretiens avec les 12-18 ans, phases récurrentes d’observations, plus de 5000 questionnaires…). Ses travaux sur la génération Z ont fait l’objet de conférences et de publications dans des revues académiques nationales et internationales, telles que Public Health, Journal of Business Ethics…. Plus spécifiquement, Elodie Gentina s’intéresse aux spécificités des comportements à risque (dépendance au smartphone «la nomophobie», l’usage de la cigarette et e-cigarette …) chez les adolescents, elle anime des conférences auprès d’experts chercheurs sur ce sujet (congrés de la Société Française de Tabacologie 2016) et est l’auteur d’articles académiques et de presse sur ce sujet (Public Health, Journal of Business Ethics…). Elle est également l’auteur de l’ouvrage : «Marketing et Génération Z. Nouveaux modes de consommation et stratégies de marque », Dunod 2016. Elle est aussi Expert Apm sur la thématique de la génération Z et de leur rapport à la consommation.